Protéger l’espace humanitaire pour protéger notre action pour toutes et tous
Le Bureau Européen de la Croix-Rouge attire l’attention sur le fait que dans l’Union Européenne, Belgique compris, les Etats se reposent de manière croissante sur les acteur·rices humanitaires afin de faire face aux conséquences humanitaires des politiques migratoires actuelles sur les personnes migrantes. La Croix-Rouge de Belgique (Communauté francophone) en fait le constat en Wallonie et à Bruxelles : de nombreuses actions menées en leur faveur, en particulier les personnes en situation administrative irrégulière qui figurent parmi les plus vulnérables, se font désormais grâce à l’aide apportée par des collectifs citoyens et organisations humanitaires.
Un droit à la dignité humaine
L’article 23 de la Constitution belge, établissant que « chacun a le droit de mener une vie conforme à la dignité humaine » et son article 191 prévoyant que tout étranger se trouvant sur le territoire belge jouit de la protection accordée aux personnes, créent le cadre légal permettant aux personnes en situation irrégulière d’avoir accès aux biens et services de première nécessité tels que l’accès à un abri, à des aliments de base, à des services de santé ou à des médicaments essentiels par exemple. La Croix-Rouge de Belgique (CRB) agit par conséquent dans le cadre de ses missions humanitaires, en faveur des personnes migrantes en transit par le biais de repas, de biens de première nécessité tels que des écharpes ou couvertures durant les périodes de grand froid ou en permettant de téléphoner à leur famille dans le cadre de sa mission de rétablissement des liens familiaux.
Ces actions sont cependant de plus en plus confrontées au contexte européen de criminalisation de l’aide humanitaire, une conséquence des politiques mises en place afin de lutter contre le trafic d’êtres humains et la migration irrégulière. Les dernières années ont été particulièrement marquées par la diffusion de discours politiques et médiatiques stigmatisant l’aide humanitaire. La Belgique n’est elle-même pas épargnée par cette dynamique, au regard de la loi de 1980 sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers qui érige en infraction pénale le trafic d’êtres humains[1]. Comme en témoignent les volontaires et salarié·es de la CRB, les conditions de leur travail de terrain sont affectées par cette menace de criminalisation de l’aide humanitaire. Même si l’article 77 de la loi de 1980 précitée prévoit que « l’aide (…) offerte pour des raisons principalement humanitaires » n’est pas considérée comme une infraction pénale visant à faciliter l’entrée, le transit ou le séjour illégal sur le territoire belge, cette exemption n’est pas clairement définie et suscite des interprétations diverses.[2]
En effet, une interprétation large du cadre juridique qui entoure le trafic d’êtres humains et l’absence de précisions claires sur la notion d’aide humanitaire incitent la CRB à être particulièrement prudente et à limiter ses opérations à des activités visant à préserver la vie et l’accès aux services nécessaires à la survie des migrants. La CRB évite ainsi pour le moment de conduire en voiture des migrant.es en transit vivant dans des camps de fortune vers un abri d’urgence ou vers une douche par exemple afin d’éviter que ces activités soient perçues comme facilitant une personne à transiter ou séjourner illégalement sur le territoire belge. Ces limites impactent tant la qualité de ses activités que leur accessibilité. La CRB est contrainte de fournir les biens et services essentiels aux migrant.es aux alentours des camps de fortune. Les récentes orientations de la Commission européenne sur la directive de l’UE de 2002 définissant l’aide à l’entrée, au transit et au séjour irréguliers, restent générales sur la définition de l’aide humanitaire et laissent ainsi les organisations humanitaires dans une incertitude juridique :[3] l’aide humanitaire ne doit pas être érigée en infraction pénale si elle est imposée par la loi, en particulier lorsqu’elle consiste à sauver des vies. Cependant pour les autres activités, la Commission laisse aux autorités le pouvoir d’apprécier, à la lumière des circonstances de l’espèce, si un acte relève d’une exemption telle que prévue par le droit national, celles-ci devant « trouver le juste équilibre entre les différents intérêts et valeurs en jeu. » Il n’est donc pas certain que des activités n’ayant pas pour but direct de sauver des vies mais visant à assurer le respect de la dignité humaine puissent être exonérées de sanctions pénales.
La Croix Rouge de Belgique aux côtés des plus vulnérables
A ce jour, la CRB n’a cependant jamais été inquiétée par les autorités dans le cadre de son assistance humanitaire à des personnes en situation administrative irrégulière. Elle reste toutefois attentive à cette problématique et sensibilise aux différents niveaux de pouvoir (communal, régional et fédéral) à l’importance de garantir, pour les organisations humanitaires, un espace au sein duquel elles peuvent opérer et délivrer une assistance humanitaire à toutes les personnes migrantes quel que soit leur statut juridique. Dans ce cadre, les Sociétés nationales de la Croix-Rouge au sein de l’Union Européenne appelle celle-ci et ses Etats membres à, notamment, suivre ces cinq recommandations [4]:
- Garantir que toutes les personnes migrantes, quel que soit leur statut, puissent avoir un accès sûr et effectif à l’assistance et à la protection, y compris lorsque cette aide est délivrée par les acteurs humanitaires.
- Modifier (pour les Etats qui ne l’ont pas encore fait) la législation qui entrave ou criminalise le fait de fournir une assistance humanitaire aux personnes migrantes, y compris par une exemption explicite de toute sanction pénale et le développement de principes directeurs assurant la sécurité juridique pour la délivrance de toute aide humanitaire.
- S’assurer que le budget de l’UE permette une réponse à la migration fondée sur les besoins et préservant les principes de l’action humanitaire (en particulier l’indépendance et la neutralité) afin d’éviter toute forme d’instrumentalisation.
- Coopérer étroitement avec la société civile afin de développer, de mettre en œuvre et d’évaluer les politiques migratoires et des programmes relatifs à la migration, tout en respectant les rôles et responsabilités de chaque acteur.
- Assurer une protection adéquate des données personnelles des personnes migrantes, en particulier en prévenant toute sollicitation ou toute utilisation des données qui serait incompatible avec la nature des missions des organisations humanitaires.
Ces recommandations sont essentielles à prendre en compte si nous voulons, en tant qu’organisation humanitaire, que les plus vulnérables puissent continuer à bénéficier de notre aide. En vertu de nos Principes[5], il est fondamental que nous puissions accéder aux personnes les plus vulnérables afin de les assister et protéger là où ils et elles en ont le plus besoin.
[1] L’article 77bis définit le trafic d’êtres humains comme « le fait de contribuer, de quelque manière que ce soit, soit directement, soit par un intermédiaire, à permettre l’entrée, le transit ou le séjour d’une personne non ressortissante d’un Etat membre de l’Union européenne sur ou par le territoire d’un tel Etat, ou d’un Etat partie à une convention internationale relative au franchissement des frontières extérieures et liant la Belgique, en violation de la législation de cet Etat, en vue d’obtenir, directement ou indirectement, un avantage patrimonial »
[2] La Belgique est un des rares Etats de l’UE à avoir intégré cette exemption dans sa législation nationale en vertu de la Directive 2002/90/CE du Conseil de l’UE du 28 novembre 2002 définissant l’aide à l’entrée, au transit et au séjour irréguliers (article 1er, §2).
[3] Orientations de la Commission sur la mise en œuvre des règles de l’Union européenne relatives à la définition et à la prévention de l’aide à l’entrée, au transit et au séjour irréguliers (2020/C 323/01), publiées le 1er octobre 2020.
[4] Vous pouvez retrouver ici le document qui reprend les positions : https://redcross.eu/positions-publications/protecting-the-humanitarian-space-to-access-and-support-migrants
[5] Humanité, Impartialité, Neutralité, Indépendance, Volontariat, Unité, Universalité